Tribune par Adrien Labastire, fondateur de Kessel Media, boutique de smart content et éditeur de newsletters, comme celles d'Hugo Décrypte, Hugo Clément, Louise Aubery...
Kessel organise Radar, le 3 décembre prochain à Paris : une conférence sur les nouveaux enjeux de l’information et de la désinformation, dont SocialRama est partenaire.
Puck, média américain par abonnement, vient de racheter Air Mail pour 16 millions de dollars. Le signal est puissant. Il confirme l’ascension des médias construits autour de journalistes stars, capables d’attirer une audience fidèle et de générer leurs propres revenus.
Air Mail, lancé en 2019 par Graydon Carter (ex Vanity Fair) et Alessandra Stanley (ex New York Times), s’est imposé comme un magazine du week-end en version newsletter lifestyle premium. Le titre revendique près de 500 000 lecteurs, plus de 15 M$ de revenus, un podcast bien installé (Morning Meeting) et une activité événementielle rentable.
Puck, de son côté, a inventé un modèle où les journalistes deviennent des « franchises ». Chacun couvre un territoire du pouvoir — Wall Street, Hollywood, Washington, tech ou culture — avec un système de rémunération indexé sur la capacité à convertir et à retenir des abonnés. Le média compte environ 200 000 lecteurs, dont 20 000 payants, et s’appuie sur des podcasts et des partenariats premium. Les deux structures partagent la même philosophie : priorité à l’abonnement/publicité sur mesure, incarnation éditoriale forte, diversification via podcasts et événements.
Le nom du journaliste devient plus fort que le nom du média.
Au-delà du deal, c’est un changement de paradigme qui se confirme. Le centre de gravité se déplace des marques vers les auteurs. Le nom du journaliste devient plus fort que le nom du média. Les figures stars quittent les groupes historiques pour créer des structures hybrides, entre indépendance créative et organisation professionnelle. Elles lèvent du capital, négocient de l’equity et bâtissent leur propre économie, sur le modèle de la creator economy.
Les verticales finance, politique, tech ou lifestyle concentrent l’essentiel des revenus et attirent les investisseurs, qui y voient un actif stratégique autant culturel qu’économique. Ce mouvement entraîne une consolidation rapide. Le secteur, longtemps artisanal, s’industrialise.
Levées seed ou série A, equity fondatrice, business plan, accompagnement d’investisseurs cherchant autant une influence culturelle qu’un retour financier. Le phénomène se retrouve partout : The Free Press a été valorisé 150 M$ ; Ankler Media a levé à une valorisation de 20 M$ ; d’autres suivent la trajectoire.
Les plateformes technologiques jouent le rôle d’incubateurs.
Et les plateformes technologiques jouent de plus en plus le rôle d’incubateurs. Un journaliste peut aujourd’hui se lancer avec un financement seed, s’appuyer sur une plateforme comme Beehiiv (ou Kessel en France), et croître comme une startup. Pendant ce temps, les médias traditionnels perdent leurs talents, leur audience et parfois leur ADN, incapables de suivre l’évolution des usages et des modèles économiques.
Puck et Air Mail forment ainsi l’un des premiers véritables « studios de journalistes indépendants », mêlant talents, technologie, abonnement, événements et régie intégrée. Le deal n’est pas seulement un chèque de 16 M$. C’est la confirmation que le journalisme premium bascule vers un modèle créateur-centré, où les journalistes deviennent entrepreneurs, les audiences des communautés, et les médias des portefeuilles de franchises éditoriales financées comme du venture.
Quelle est la limite de ce mouvement ? Ces studios peuvent-ils financer l’investigation ? Oui dans certains secteurs spécialisés, non probablement pas lors d’enquête au long cours (enquêtes judiciaires, politiques par exemple). Peuvent-ils financer le reportage de guerre ? Probablement pas. Est-ce que ces studios peuvent remplacer la contribution démocratique des médias traditionnels statuaires ? Je ne pense pas.
Il y a néanmoins un mouvement en cours, des places à prendre et un momentum à saisir qui va impacter le secteur dans son ensemble.
À la fin comme toujours, ce sera la qualité créative et éditoriale qui l’emportera.
Adrien Labastire, fondateur de Kessel Media.